Lettre à mes jeunes consoeurs et confrères : "Permettez-moi de vous parler de la pléthore"

15 mars 2022

Je souhaite vous parler d’un sujet qui semble devenu tabou aujourd’hui mais que vous, mes jeunes consoeurs et confrères, devez connaître : la pléthore.  Celle-ci a sévi des années quatre vingts aux années deux mille.

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"We hebben een maand moeten wachten op onze eerste patiënt."

Je l’ai vécue au plus fort de la crise, en octobre 1991, après deux ans de paradis en coopération au développement en Haïti.  J’ai découvert l’enfer qu’était devenue la médecine générale belge dans une commune rurale. Il y sévissait une pléthore plus grave encore que dans les villes.  

Mon épouse était médecin généraliste elle aussi et nous partagions le même cabinet.  Nous avons attendu notre premier patient pendant … un mois.  La sonnette de la salle d’attente ne retentissait que pour les délégués médicaux.  Ouvrir la porte dans l’espoir d’y voir paraître un patient était une torture. 

A mon arrivée au séminaire loco-régionnal où nous nous réunissions deux fois par mois, j’ai rencontré un confrère qui finissait ses deux années de pratique accompagnée, ancêtre de l’assistanat. Je l'interrogeai sur le nombre de patients qu’il voyait en moyenne après deux ans d'installation.  Il me répondit, l’air satisfait, « oh … huit … parfois même dix ! ». Je fus rassuré « Dix par jour ? Ouf ! Quand même … » Il me répondit « Non, Non, huit à dix par … semaine ! »  

Nous vivions d’expédients.  J’ai connu un collègue qui vivait dans une caravane avec son épouse et ses trois enfants à l’arrière du cabinet qu’il louait non loin de chez nous. 

Nous nous sommes enfuis à Colfontaine février 1992.  La pléthore y était moins grave en raison d’une très forte concentration de population. Nous y étions toutefois trois fois plus nombreux qu’aujourd’hui.  Un confrère qui souhaitait changer sa façon de vivre cherchait un associé pour diminuer sa charge de travail.  Notre association a duré vingt-cinq ans et nous sommes restés amis. Je ne le remercierai jamais assez de nous avoir sortis du gouffre de tristesse qu’était devenue notre existence. 

La pléthore avait été promise par le Ministre Edmond Leburton en 1964 aux médecins qui venaient de le vaincre par une grève historique : « Je vous écraserai par le nombre ». Ses successeurs ont poursuivi avec zèle son oeuvre délétère qui connut son apogée dans les vingt dernières années du vingtième siècle. 

Comme le chien dominant mange le premier dans la meute alors que le plus jeune ou le plus faible doit se priver de nourriture. De chiens, oui, nous étions devenus des chiens.

David Simon

Les visites à domicile représentaient quatre vingt cinq pour cent de notre activité.  Nos revenus n’atteignaient pas la moitié de ceux du spécialiste le moins bien payé.  Les patients exigeaient notre visite non pas le jour même mais dans la demi-journée et souvent pour des motifs les plus futiles.  Il n’était pas rare que certains d’entre eux appellent plusieurs médecins simultanément et renvoient ceux qui arrivaient après le vainqueur de cette compétition.  Trois quarts de l’activité des conseils provinciaux de l’ordre des médecins concernaient des plaintes de patients furieux d’avoir rencontré un MG qui avait refusé de se déplacer à leur domicile. 

Notre profond désoeuvrement avait fait de nous une main d’oeuvre à vil prix pour les hôpitaux.  Nous étions nombreux à y mendier le privilège de devenir « médecin de salle ».  On nous y confiait les tâches les plus ingrates pour économiser des emplois de secrétaires.  Nous étions les commis des spécialistes entre lesquels régnait une compétition tout aussi féroce.  Tout le monde souffrait de la pléthore.  

Nos revenus bruts étaient inférieurs à ceux d'une technicienne de surface chargée de l’entretien du même hôpital.  Nos journées de douze heures se prolongeaient souvent par d’innombrables heures supplémentaires non rémunérées. Les jeunes n’étaient pas les seuls concernés tant la précarité touchait toutes les générations.  Certains d’entre nous, découvrant le piège dans lequel ils étaient tombés après avoir signé leur contrat, voulaient s’enfuir.  Ils étaient poursuivis en justice par les gestionnaires d’hôpitaux et condamnés à retourner au bagne.  Nous eûmes la chance que le gestionnaire de l’hôpital avait oublié de nous faire signer le nôtre. Nous l’avons quitté après trois mois. 

Les jeunes médecins généralistes se battaient pour assurer une consultation de l’ONE ou de médecine scolaire. Nous n'y étions pourtant « honorés » de 2 euros pour chaque enfant examiné.  Ce plantureux revenu était plafonné à un maximum de 8 enfants par heure dont le nombre était lui aussi limité.  Ceci nous imposait des heures supplémentaires non rémunérées. Le budget des honoraires de tous les médecins d’une consultation ONE ou de médecine scolaire n’atteignait pas celui du salaire brut d’un seul de ses salariés.  Et ce sans aucun frais de déplacement. Aucune compensation n’était due lorsqu’une consultation était annulée au moment où le MG arrivait sur son lieu de travail, fut-ce à cinquante kilomètres de son domicile. 

Les services d’urgences organisaient, comme les tailles des mines décrites par Zola dans Germinal, de véritables mises aux enchères des gardes de nuit hospitalières sans lesquelles les jeunes médecins généralistes ne pouvaient pas assurer leur bien maigre subsistance.  Une hiérarchie y permettait aux plus anciens de choisir les premiers les meilleures gardes et de ne réserver que les moins intéressantes aux plus jeunes. Certains d’entre nous sortaient bredouilles de ce marché. Comme le chien dominant mange le premier dans la meute alors que le plus jeune ou le plus faible doit se priver de nourriture. De chiens, oui, nous étions devenus des chiens.  

C’est au début des années 2000 que la planification fédérale instaurée en 1996 nous a permis de retrouver la dignité dont les héritiers de Leburton nous avaient privés en nous noyant, comme promis, par le nombre.  Associée à d’autres mesures, c’est aussi elle qui a permis à nos revenus de rattraper progressivement le montant ce ceux d’autres spécialités. 

Aujourd’hui, le souci de maintenir un équilibre entre l’épanouissement professionnel, un équilibre physique et mental et la possibilité de jouir pleinement de la vie privée n’est plus limité aux jeunes médecins.  La majorité de mes consoeurs et confrères plus âgés le partagent, et parmi eux autant d'hommes que de femmes.  Chaque médecin a la liberté de décider de la quantité de travail qu’il fournit tout en tenant bien entendu compte de l’obligation légale d’assurer la continuité des soins. 

Fixer des limites à notre temps de travail est devenu une décision tout à fait légitime.  Je l'ai prise moi même : j’ai réduit les visites à domicile aux patients médicalement incapables de se déplacer, je commence ma journée de travail à huit heures, je la termine à vingt heures, je consacre une demi journée par semaine à des activités non curatives et huit semaines par an à un repos bien mérité. Ceci me permet d’assurer bénévolement la défense professionnelle une vingtaine d’heures par semaine. De même je refuse de prescrire des traitements et examens inutiles. Et enfin je m’autorise à reporter les contacts motivés par des problèmes qui ne sont pas urgents.  Je suis heureux. 

Je vous ai conté cette histoire pour vous expliquer pourquoi les quinquagénaires dont je suis vous répètent souvent que vous ne connaissez pas la chance d’avoir trop de travail aujourd’hui.  Ce n’est pas par mépris à l’égard de votre crainte du burn out mais parce cette évocation est cathartique … ça nous fait du bien de nous répéter encore une fois que nous sommes sortis indemnes de cette horreur : la pléthore.  

Dr David Simon

Source : Médi-Sphere

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